En 1816, Mary Shelley, jeune romancière britannique, écrit ce qui allait devenir l’un des plus grands best-sellers de tous les temps : Frankenstein ou le Prométhée moderne. Mais dans ce roman philosophique, se cache le sombre versant des Lumières. Ce mouvement culturel et philosophique du XVIIIe siècle, qui promeut le rationalisme, l’individualisme et le libéralisme, voit sa vision moderniste du monde se faire critiquer.
L’histoire de Mary Shelley
Il y a plus de 200 ans que l’écrivaine rédigeait, près de Genève, son grand chef-d’œuvre qu’est Frankenstein. Si aujourd’hui, il est un des symboles de la fête d’Halloween, ce roman philosophique a surtout pour but de proposer une réflexion rationnelle et critique de la science expérimentale des Lumières à travers le mythe prométhéen du monstre cadavérique, .
Née en 1797, Mary Shelley, fille d’une féministe et d’un philosophe anarchiste, a été éduquée selon les règles énoncées dans Emile de J.J. Rousseau. Ce livre propose un “nouveau système d’éducation” à travers le personnage imaginaire d’Emile, que l’auteur présente en tant qu’élève-modèle. L’œuvre de Rousseau a exercé une grande influence sur l’éducation en Europe, jusqu’en Amérique. Mary et son mari, le jeune poète Percy B. Shelley, admirent le philosophe et sa volonté de lier la nature humaine à la société et à l’expression du sensible. C’est donc influencée par ces préceptes, que l’autrice rédige la première version de son roman philosophique.
Une ambiance apocalyptique
En avril 1815, d’effroyables éruptions volcaniques advinrent sur l’île de Sumbawa, située en Indonésie. Les éruptions du Tambora, qui firent près de 700 000 morts, furent à l’origine d’un dérèglement climatique mondial. Partout sur terre, se répand un gigantesque nuage qui bloque au monde les rayons du soleil. Ce stratovolcan a pulvérisé dans la stratosphère, 60 millions de tonnes de dioxyde de soufre et de cendres. L’année 1816 ne connut pas d’été mais à la place, le gel et la neige étaient au rendez-vous. La nature déchaînée créa bien des tourments, en contribuant par exemple à la famine qui frappa la Suisse entre 1816 et 1817.
C’est dans cette atmosphère de fin du monde, que les angoisses et les insomnies de Mary Shelley s’intensifient. Avec son mari et sa demi-sœur Claire Clarmont, ils nourrissent leur rêverie morbide en évoquant toutes sortes d’histoires, comme celle de l’inventeur Erasmus Darwin qui, à la fin du XVIIIème siècle, galvanisait des cadavres pour en mesurer l’irritabilité nerveuse. C’est aux côtés des monstres et des fantômes que Mary décide de rédiger un récit de spectres selon la tradition gothique. Suite à la fougue culturelle des années 1750 provoquée par la redécouverte de l’architecture médiévale, le roman gothique, qui considère le surnaturel comme une voie alternative de la connaissance, connaît un succès fulgurant. Le cartésianisme, le rationalisme et l’optimisme progressiste des Lumières sont alors ébranlés par l’expression de la sensibilité déchirée de l’individu moderne.
Le développement des sciences
Au XVIIème siècle, avec le mouvement des Lumières, vient un véritable essor de l’esprit scientifique avec la théorisation d’une nouvelle méthode : la méthode expérimentale. Celle-ci considère vrai uniquement ce qui a été prouvé par l’expérience. L’humanité fait face à une véritable révolution scientifique puisque de nombreuses vérités établies sont remises en cause.
Au même moment, Galilée propose l’hypothèse de l’héliocentrisme en opposition au géocentrisme. C’est la Terre qui tourne autour du soleil et non l’inverse. Cette dernière n’est alors plus considérée comme étant le centre de l’univers et les fondements de la société de l’époque sont ébranlés. Ce siècle est également marqué par de nombreuses avancées scientifiques telles que la théorisation de l’évolution des espèces qui ouvrira la voie à Darwin, ou encore l’édification des lois de la gravitation par Isaac Newton.
Mais ce siècle, où la science et la philosophie prennent leur envol pour assurer l’émancipation progressiste de l’humanité, cache un tout autre visage. Le rêve universaliste du bonheur de l’humanité par le vrai, le beau et le bien, s’écroule au profit d’un cauchemar impérialiste. De plus, la pensée éclairée se voit contestée car les valeurs charnelles et individuelles ont été remplacées par des abstractions conceptuelles inhumaines. D’un point de vue politique, le rationalisme promu par la Révolution est accusé d’avoir construit des valeurs délirantes vouées à se retourner contre ses concepteurs. C’est cette notion moderne du monde que Mary Shelley dénonce dans son récit.
La créature
Après avoir terminé la rédaction de son œuvre, Mary Shelley le publie anonymement à Londres en 1818. Sa traduction française sortira trois ans plus tard : Frankenstein ou le Prométhée moderne. En 1831, elle réédite sous son nom d’autrice en proposant une ultime version aux 309 variantes.
Le héros de son livre, Victor Frankenstein, est introduit comme étant le démiurge des Lumières. Fils d’une des “familles les plus distinguées”, il pratique la science anatomique pour saisir les causes de la mort et tenter de donner la vie. Il rêve, tel Dieu, de créer un Homme. Pour cela, il fouille les abattoirs et les salles de dissection pour réunir toutes sortes de débris cadavériques pouvant lui être utiles à la naissance de sa créature. Haute de 8 pieds, cette dernière est un amas de chair morte réanimé.
Lorsqu’elle ouvre enfin les yeux, le savant est tiraillé entre ses émotions, l’émerveillement et la répulsion. Ecœuré par son œuvre, Victor fuit son laboratoire abandonnant le monstre, orphelin dès son premier souffle. La créature se retrouve alors seule, errante dans la nature et affolant les foules. En partant à la découverte du monde et des sensations qu’il lui procure, elle fait la rencontre d’un musicien aveugle qui l’accueille avec bienveillance. La bête souffrant d’une immense solitude, trouve alors chez l’homme un doux réconfort. Au fil du temps, la créature s’humanise en apprenant à parler, à lire et à décrypter les sentiments.
L’accablement face à la solitude
Misérable dans sa solitude forcée, le monstre reproche à son créateur, Victor, de l’avoir fait naître. Il souhaite alors être dédommagé par le savant en lui demandant d’animer une créature féminine pour qu’il puisse s’épanouir. Ainsi, il pourrait vivre en “communion avec un être en tout point pareil à [lui]”. Victor Frankenstein cède à sa requête et, trois ans après avoir animé sa première créature, il insuffle la vie à sa deuxième. Mais face à sa dernière création, il prend conscience de ses actes. Si les deux êtres ne se repoussent pas mais, au contraire, s’attirent et décident de s’unir et de procréer, le genre humain sera plongé dans la terreur et le chaos biologique. Sa responsabilité dans la naissance de ce chaos l’afflige et le mène à détruire ce qu’il venait à peine de créer. Face à l’horreur de ce spectacle, la créature, vouée à vivre avec le lourd poids de sa solitude, sous un élan de fureur, s’en va tuer la fiancée de son créateur.
Au terme d’une longue course poursuite, la créature et le créateur sombrent, chacun leur tour. Comme Prométhée qui dérobe le feu aux dieux, les Lumières se voient punis pour leurs folies scientifiques. Se plaçant en dehors du genre humain érigé par dieu, la créature incarne alors la monstruosité morale qui sépare la science et l’éthique. Mais malgré son aspect effrayant, la créature demeure moins monstrueuse que le savant sottement présomptueux. L’œuvre de Shelley illustre donc le retournement du progrès contre l’humanité selon le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes de Rousseau (1755), qui critique les philosophes des Lumières et leur croyance en un progrès moral et humain.